La petite salle du sous-sol était presque comble. Une trentaine de jeunes et de moins jeunes se bousculaient légèrement sous la voûte du plafond bas, dans d'irréguliers allers-retours de la salle au comptoir du rez-de-chaussée, des gobelets dans les mains. Une bonne partie des têtes remuait sur un riff grassement distordu, sur lequel se posait de temps à autre la stridence présomptueuse de soli approximatifs, dans la pénombre multicolore d'où exhalait un mélange de fragrances sudatives, d'après-rasage et autres senteurs plus ou moins subtilement dosées.
Georges avait accepté machinalement l'invitation. S'il ne s'attendait jamais à trouver de grands frissons dans ce genre de soirées, il s'était fréquemment laissé agréablement surprendre, dans des styles de musique pourtant aux antipodes de ses propres conceptions, par un pont, une transition, une petite mélodie, un quoi que ce soit d'un peu relevé émergeant à l'improviste d'un ensemble qui le laissait plutôt indifférent, ce qui le motivait tout juste suffisamment pour se mêler à un public dont il avait pourtant bien du mal à comprendre l'agitation.
Il y avait de l'énergie de dégagée, certes. Les musiciens donnaient , bougeaient, suaient. La scène emplie de mouvements gonflait l'atmosphère du sous-sol d'épaisses vibrations, dans lesquelles s'ébattait irrésolument un agrégat de chevelures. L'ambiance était à l'agitation raisonnable. Mais d'où venait ce mouvement ? Cette liesse pondérée, cet élan inégal et comme convenu, comme une politesse ?
À peine entré dans la petite salle où ronflait déjà la basse, l'avait saisi ce pressentiment bien trop familier d'être psychologiquement hors de propos, et l'espoir de se tromper l'avait fait s'avancer au devant de la scène aménagée à même le sol. Une Telecaster, une basse, un kit basique de batterie et un micro. Deux musiciens souriants, détendus, sirotaient alors leurs bières en discutant. Georges, arrivé avant le reste de son groupe de sortie, s'était ensuite calé entre un ampli et une chaise occupée par une paire de manteaux, à méditer sur un éventuel deuil provisoire de ses dispositions esthétiques à la vue du genre vestimentaire qui prédominait chez ceux qui descendaient, le laissant présupposer sur ce qui l'attendait musicalement.
Il ne s'était donc pas trompé. Ces sympathiques jeunes gens brassaient du lourd décibel, mais ne savaient visiblement que faire de la puissance sonore dont ils disposaient, qu'ils laissaient s'échapper de leurs doigts en riffs indigents, dans une binarité rythmique tiraillée entre une raideur militaire et la véhémente mollesse du rock actuel, sur lesquels jaillissait une voix confinée dans une virulence monochrome. Une fois de plus, il passerait la soirée à chercher. À chercher ce qui pouvait se trouver au-delà de la naïveté de cette plate violence, ce qui provoquait cette confuse agitation.
Il fallait d'abord, évidemment, que cette soi-disant musique fût, sinon une réelle source de plaisir, du moins quelque chose qui n'empêchât d'advenir les dispositions propres aux moments festifs. Georges ne pouvait dès lors que que se sentir auditivement exclu de ce jovial cérémonial, les ondes sonores attirant cette foule lui faisant à lui l'effet d'un puissant répulsif, lui déjà vacillant de fatigue éthylique, et son cœur ballottant au gré de ses efforts pour tenir à distance la désespérante perspective de l'existence de tout un pan culturel de cet acabit, ainsi que d'autres pires encore. Car il eût encore volontiers accordé à ce style, quoique relativement, toute sa légitimité, de par l'existence de produits musicaux hélas mille fois plus mauvais, dont le nombre se devait d'être neutralisé par une autre quantité de de créations qui, à défaut de se qualifier par un degré suffisamment élevé de créativité pour être réellement dignes d'intérêt, du moins pussent porter l'attention musicale générale, autrement dit la passivité avide propre à la quête de divertissements, sur un minimum mélodique et rythmique, tel que ce qu'il entendait, d'une qualité légèrement supérieure.
Le champ de la culture se voyait ainsi pour Georges champ de bataille, ou plus exactement peut-être écosystème, écosystème économiquement modifié, où les plus rares floraisons se trouvaient incessamment menacées par la profusion de végétation parasite, dont la luxuriance appauvrissante se développait et se diffusait par les canaux en apparence les plus anodins et bienveillants de la disponibilité affective dépouillée de toute conscience, ou du moins refoulant toute considération critique.
Il savait bien qu'il passait souvent pour un rabat-joie, et il s'en désolait, non tant de jeter du froid indésirable dans de chaleureuses réunions, mais d'avoir si souvent l'occasion de la faire, eu égard à une sorte de croisade personnelle contre ce qui lui semblait terriblement dangereux pour la culture, et qu'il appelait médiocrité. Et quoi qu'il comptât ce soir-là s'abstenir de toute remarque sur la qualité de ce à quoi on l'avait invité, toutes ses ressources d'attention, d'observation restaient aux aguets, comme un soldat en infiltration dans le campement ennemi, portées sur les événements dans lesquels il se trouvait plongé, ainsi que sur ses propres réactions.
Bien sûr que ce genre de concerts était bon enfant, qu'il n'y avait pas à avoir de raisons pour déployer sa joie. Georges ne pouvait cependant s'empêcher d'en trouver de très bonnes pour ne pas se joindre à la liesse.
Qu'est-ce qui pouvait pousser à manipuler ainsi les lieux communs, la trivialité musicale de l'époque, si ce n'était le plaisir simple de faire plaisir simplement, avec ce qui serait à même de satisfaire un public pour qui la musique n'a d'autre vocation que d'exalter les sentiments les plus primordiaux, la joie festive ou la complaisante langueur qui fait briller les yeux des amoureux - ou, d'une autre manière, ceux des solitaires - ? Georges ricana jaune.
Or, toute volonté de faire plaisir suppose, lorsqu'on prend l'initiative d'agir à cette fin, et a fortiori lorsqu'on est musicien, la croyance en une certaine qualité esthétique ou morale susceptible d'être appréciée par ses destinataires, et Georges restait persuadé que ce qu'il écoutait n'était pas digne d'une telle croyance. Tout au plus un fond sonore de bar branché, une bande son de trajet routier d'un conducteur peu regardant sur la matière destinée à combler son ennui roulant, si peu sur quoi s'amuser, en tout cas si peu pour Georges, dont l'attention finissait toujours par glisser, après s'être vainement accrochée à ce tout dérisoire, dans le fossé inquiet qui séparait son désir de cette fade réalité.
Peut-être un tel fossé se situait également entre ce qu'espéraient les musiciens vis-à-vis du public à propos de leur musique et ce qu'en percevait effectivement ce public, à ceci près que leur musique bénéficiait probablement d'une certaine approbation de principe des spectateurs, conditionnée par le fait que, sans forcément adhérer, par cette simple mise en situation qu'opère l'organisation d'un concert, la délimitation de la scène, la disposition des instruments et du matériel, l'éclairage, par tous ces détails était favorisée la disposition à être au moins respectueusement attentif, au plus porté par la sollicitation à l'enthousiasme de cet environnement. Il suffisait alors à un semblant musical ancré dans une tendance de l'époque d'un rassemblement plus ou moins curieux et hasardeux pour avoir un auditoire relativement acquis à sa cause.
Être musicien de cette trempe impliquait donc d'accepter de servir de simple prétexte, ou du moins de produire du prétexte - ce qui en n'était certes pas moins honorable qu'un groupe de musique plus inspiré-, de produire quelque chose qui n'accrocherait que par les dispositions festives de l'auditeur, sans qualité intrinsèque autre qu'une dynamique simplette de trois ou quatre accords bouclés trivialement.
Ce qui angoissait Georges, à la rigueur, ce n'était pas tant la contingence de la forme du divertissement face à l'éternel besoin de s'assembler, de se réunir autour d'un événement, d'un rite qui pusse y conférer un sens.
Ce qui le poussait vers la sortie, ce n'était pas non plus en soi l'immense faiblesse de ce prétexte, le si peu qu'il y avait à apprécier, mais plutôt le fait que ce si peu dissimulât si mal sa raison d'être essentielle, ce qui lui semblait fatalement corrélatif à cette pâle pesanteur sonore. Georges eût vraiment aimé se joindre à ce monde, pour peu qu'un motif aussi faible n'y fût pris comme centre d'attention.
Mais il ne pouvait suivre ce mouvement là, pris entre l'incommodante sollicitation qui ne poussait le public qu'à secouer la tête dans une timide exultation, ne lui inspirant à lui-même qu'une vague déception, et la trame houleuse de ses réflexions qu'exacerbait la distance qui l'isolait du reste de la salle, dans son effort désespéré de concevoir un état d'esprit qui eût pu le rendre réceptif à ce déluge exubérant de décibels, cette musique aussi pauvre que bruyante, aux motifs, à la structure, à la durée qui reflétaient fidèlement l'inertie dans laquelle était plongée la plus grande partie de la production musicale actuelle.
Georges fut tiré de sa rêverie par le bref silence d'une fin de morceau qui prit un instant le public au dépourvu. Son gobelet vide à la main, il traversa la petite foule en plein applaudissements pour remonter chercher une troisième pinte. Richard le bouscula dans l'escalier :
- C'est pas mal !
- Oui, c'est sympa...
À la pétulance oculaire de son camarade de sortie, Georges n'eut aucun scrupule à celer le bouillonnement de son sens critique. Ce n'était pas comme si une discussion eût été possible à ce sujet, Richard ne trouvant intérêt à tout contact, à toute sortie, qu'un moyen de prendre ses aises avec l'austérité quotidienne qu'il se laissait infliger par sa compagne, la magie d'internet lui fournissant pléthore de nouveaux centres d'intérêt, sélectionnés à l'aune de tout ce que détestait sa chère et tendre, lui laissant ainsi une large gamme d'activités hebdomadaires.
Il n'était certainement pas le seul à ne pas être venu par goût pour la musique, bien que celle-ci fût le mobile de la sortie. De fait, pas un membre de cette bande précaire ne connaissait le groupe, ni n'achèterait d'ailleurs le CD disponible à l'entrée de la salle. On venait pour se distraire, la vague affinité musicale invoquée, ayant motivée le rassemblement en ce lieu faute de connaître les participants, n'étant pas toutefois assez développée pour constituer le centre de l'événement dans les esprits, ou du moins pour faire de la musique le principal souvenir de cette soirée. Ce qu'on faisait ici ? On flottait, dans l'indétermination d'un événement auquel nulle réelle adhésion ne se laissait advenir, on s'essayait à l'enthousiasme, qu'un fond musical aussi imposant qu'insignifiant semblait avoir toutes les peines à conjurer dans le lent écoulement de cette soirée. Il fallait bien l'agitation inconditionnelle de la jeunesse pour donner dans ce cadre propice aux éclats de la puberté une impression de retour aux musiciens, au demeurant fort convaincus de leur création, semblait-t-il, ce qui plongeait d'autant Georges dans la perplexité que lui-même, pourtant modeste instrumentiste, se serait senti terriblement ennuyé d'avoir eu si peu à proposer, fût-ce dans ce registre, à cette petite foule.
Ainsi Georges se voyait-il si souvent, à chacune de ces soirées-là, à tenter de situer toujours un peu plus précisément son désespoir, au sein de cette immense et joyeuse antinomie de l'enthousiasme et de la musique médiocre, de ce consensus affectif artificiel échaudé par un degré musical infinitésimal, où se trouvait mise à bas si brutalement son échelle de valeurs patiemment élaborée, soudainement anéantie par le nombre hagard d'un tel concert.
Mieux lui valait alors se cantonner à la pratique sociale qui lui seyait à ravir, et le faisait remonter régulièrement au rez-de-chaussée, de la sempiternelle pinte, encore qu'il n'y trouvât davantage d'interlocuteurs propres à accueillir ses épanchements d'esthète indigné. Aussi se renfrognait-il dans son monologue intérieur, à l'intelligibilité intermittente, d'où émergeait une amère synthèse de ses pénibles expériences, ponctuée d'inextricables interrogations. Quelles pouvaient être les tares fondamentales de cette musique ? Quelle formule faisait défaut ? Quel lien était à tisser entre la culture musicale, le niveau instrumental, et le talent ?...
Tout ce dont il était certain, c'était que l'idée de l'art ne sortait pas grandie de ce rôle d'arrière plan, du moins sans la distinction, oubliée ici, à cause de l'oubli d'un de ses termes, entre « petite » et « grande » musique, laissant parfois surgir la vacuité qualificative typique, des appréciations de cette musique pour non-musiciens, ce minimum esthétique vital de l'homme moderne, tierce personne impersonnelle occasionnelle au rassemblement festif.
- Qu'est-ce qu'on peut y faire ? marmonna-t-il au brouhaha ambiant, alors qu'il se trouvait de nouveau les coudes sur le comptoir. Lutter contre le goût dominant ? En existait-il la moindre possibilité, en admettant que cela fût effectivement un goût ? Le comprendre d'abord, ou du moins ses conditions d'existence ? Quelle légitimité pourrait avoir ici, seul contre tous, une opposition critique face à la volonté - ô combien naturelle au demeurant - de s'amuser ensemble, prête à tout adouber pourvu que ça puisse servir de décor à ses simiesques péripéties ?...
Georges retint son souffle. Ses mains jouaient avec son gobelet, et c'est à peine s'il remarqua la poignée de regards qui se tournèrent vers lui, tout absorbé qu'il était dans cette lutte nouvelle (l'était- elle vraiment?) contre l'inflexion de sa pensée qu'il venait de surprendre.
Il ne savait que trop ce qui remuait derrière ce glissement de son jugement dans le domaine moral. Il se sentit vieux, très vieux.
Un tapotement sur son épaule lui fit tourner la tête. La face amicale de Richard apparut contre son visage crispé.
- T'en fais une tête, dis-voir ! Viens te défouler en bas !
- Je te remercie Richard ! Je bois une bière et j'arrive !... C'est un peu nul quand même, non ?
- De quoi ?
- La musique !
- Bof... ça se laisse écouter. Y a de l'ambiance en tout cas ! Richard lui donna une grande tape dans le dos. Allez, viens t'amuser !
Georges le retint par le bras.
- Non mais sérieux, il faudrait vraiment mieux ! Un légèrement au-delà de cet à peine minimum, je ne sais pas... tout est réuni sauf le principal : l'harmonie, le rythme... Qu'est ce que ça t'inspire ce qu'il y a en bas ?
Les yeux de Richard pétillaient toujours, mais il esquissait désormais un rictus à la fois gêné et comme compatissant.
- Écoute, il en faut pour tous les goûts... tu n'en as visiblement pas le monopole. Et puis, ce n'est pas le principal. Te tracasse pas comme ça, on ne crie pas non plus au génie dans la salle...
- T'as sûrement raison...
- Et puis moi je vais te dire, je suis inculte, et je m'éclate bien plus dans un petit concert sans prétention comme ça, avec des copains, qu'à ton orchestre national !
- C'est différent, oui...
- Ben oui, c'est différent.
Georges se tut. C'était tellement facile tout ça, quand bien même Richard pouvait avoir raison. S'éclater. Celui-ci redescendu, Georges se fraya un chemin en direction des toilettes, un pincement au cœur. La belle Aline le bouscula en se trémoussant, son plateau dans la main. Il tira le verrou d'une cabine et s'agenouilla.
La gaieté en ces lieux, de ces gens, n'avait certes pas besoin de cette musique, foncièrement insuffisante, relent vitreux du Grand Marasme, tel qu'il le nommait, l'océan d'insignifiance artistique actuel, l'ensemble des productions culturelles formé par l'absence de force créative, dépôt du génie humain s'agitant à la superficie de la civilisation, sans lequel, toutefois, peut-être, ne pourraient émerger les œuvres majeures.
Mais quoi ! Oui « on s'éclate », et alors ? On peut s'éclater pareillement en sniffant de l'Eau écarlate, ou autre chose... cette musique n'était-elle pas aussi une sorte de poison, d'autant plus insidieux qu'il serait non seulement sécrété, à cause de quelque obscur dérèglement organique, par l'organisme même qu'il empoisonne, mais aussi ignoré que les symptômes de son néfaste effet s'accompagneraient de l'euphorie tant recherchée par ce même organisme? S'il était vrai que « l'homme épuisé est attiré par ce qui lui nuit », qu'en était-il de ces gens-ci, qui n'avaient pas l'air si épuisés en se ruant vers ces sonorités aliénantes ? Était-ce que l'ensemble de ces individus, le corps que composait cette société, indépendamment de la santé de chacune de ses cellules, souffrît de quelque insaisissable fatigue ? Et qu'en était-il de lui-même, penché sur la cuvette, dont quiconque lui portant un tant soit peu d'attention ne pouvait que déplorer la piteuse apparence en ce lieu festif ?
Georges dut tirer trois fois la chasse d'eau. Le dernier tourbillon, plus clairsemé, engloutit également une bonne part de son malaise.
La bonne demi-heure qu'il avait passée au rez-de-chaussée avait cependant été riche d'évolution au sous-sol, et la foule qu'il trouva en redescendant s'était encore légèrement étoffée, et notablement animée.
Il ne comprit rien de plus à la musique, mais s'engagea dans la masse, après avoir posé son gobelet vide au coin de l'escalier. Bientôt, il se mêla à la salve d'applaudissements, de hurlements et de sifflements qui jaillit au dernier larsen d'un court morceau, duquel il n'avait été attentif qu'à la ligne de basse, d'une sautillante lourdeur, qui lui avait rappelé celle d'un des morceaux d'un obscur groupe de punk qu'il avait autrefois repris avec son premier groupe, et joué devant les élèves de son lycée pour le spectacle de fin d'année, où le même soir d'ailleurs son duo acoustique avec Kathleen avait récolté les compliments convenus du prof organisateur, M.... Lebrun peut-être ?
Telle fut la nature de son premier plaisir musical de la soirée, et le sourire qu'il esquissa, s'il s'apparentait beaucoup plus à l'attendrissement mémorial qu'à la jouissance de l'instant, détendit considérablement ses traits. Une salutaire bouffée de chaleur lui monta du cœur, et tout ce qu'il y avait à voir, à entendre, se trouva comme rafraîchi, rénové, il ne savait quelles propriétés s'étaient ajoutées, ou soustraites, presque subitement, à son insu, à la totalité de cet environnement.
Mais s'il s'en trouvaient certainement parmi cette population pour découvrir de la beauté dans ce qui se diffusait de la scène, Georges ne pouvait concevoir que ce fût d'une autre sorte que celle que lui-même se surprenait parfois à trouver dans quelque niaise mélodie de tel groupe de rock admiré dans son adolescence, dont la charge affective s'avérait indéfectiblement liée aux rêveries amoureuses et aux joyeuses préoccupations qui l'accompagnaient à cette époque.
Et si c'était pour une bonne part à l'aune de cette douce complaisance que se mesurait la beauté de ce à quoi il jugeait à d'autres moments - à ces moments constituant la trame de son quotidien, où, trempé dans son bain quasi-perpétuel de ce qui représentait pour lui les hautes sphères artistiques et intellectuelles, son goût vivifié, affiné, se tendait vers le firmament de ses idéaux où scintillaient ses plus hautes conceptions de l'existence - indigne de tendre l'oreille, il lui semblait que ce qu'on pouvait apprécier dans ce qui lui vrillait à ce moment les tympans relevait, sinon de la même nostalgie, d'un rapport en un sens analogue, mais avec l'instant présent lui-même, avec la situation présente où la joie de se trouver entre amis, la consommation d'alcool, l'heure tardive, pouvaient fournir l'excitation propre à participer aux frissons que cherchaient à procurer les musiciens.
Se laisser aller, en somme, plutôt que de tergiverser autour de ce qui échappait apparemment à sa piteuse raison, qui se trompait peut-être ici de combat, finalement, ici où le fade mais tonique minimalisme musical se laissait impartir la chaotique harmonie des transports primitifs invoqués les soirs de week-ends dans les petites caves de la ville, où sautait joyeusement toute hiérarchie de sensibilité.
La salle remuait sérieusement. Georges avait encore manqué un épisode, et se trouvait acculé à l'extrême gauche de la scène, devant laquelle se compactait à présent le gros du public.
Tout échauffé qu'il était, se température redescendait rapidement, mais bien que le rare émoi se fût dissipé sans retrouver d'occasions de se renouveler, la légèreté communicante dans laquelle Georges était plongé se prolongeait. Il se retira au fond de la salle, épargné par les plus gros remous, pour y rester encore quelques minutes avant de partir, le temps de reposer les yeux sur Héloïse qui dansait dans la foule, et de lui faire un signe de la main qu'elle ne sembla pas voir. Il se faisait tard.